Texte écrit à l’atelier mot à mot dans le cadre du concours de nouvelles organisé par les éditions Jacques FLAMENT contrainte
de 15 000 signes maximum :
« Le ciel s’obscurcit, l’orage menace mais bizarrement Mathilde est sereine. Appliquée, le sourire aux lèvres, elle frotte avec un torchon de cuisine rose la lame tranchante d’une feuille de boucher. »
Jacques est absent, les enfants sont en classe de mer. Mathilde pose ses yeux sur l’infiltration d’eau qui fissure le plafond jauni. Lorsqu‘elle emménagea avec Jacques dans cet appartement, Mathilde pensait qu’elle y serait à l’abri des bruits du monde. Les premières pluies eurent raison de son rêve de silence. Une fissure dessina une entaille aussi anodine que les injures qui se glissèrent dans leur vie de couple au fil du temps. Mathilde regardait l’entaille se déployer, le cœur pris en otage par un plafond voyeur qui assistait impuissant à leur débâcle conjugale. Un soir d’orage plus violent que les autres une cassure apparut, qui en écho aux grondements du tonnerre devint une crevasse ruisselante d’humidité. Au début, elle tenta de la colmater mais rien ne put combler la déchirure irréversible qu’elle lisait aujourd’hui comme l’histoire sans musique de sa vie, une histoire dont la seule mélodie était le bruit des gouttes d’eau tombant sur le linoleum.
Dehors, le ciel est noir mais elle ne le voit pas. Il fait si chaud. Mathilde accueille avec bienveillance la moiteur qui accompagne l’orage. Seule la feuille de boucher éclaire cette cuisine où l’odeur de gourmandise a abdiqué, laissant place à celle du détergent. La fraicheur de la lame apaise la chaleur de sa main parcourue d’un tressaillement. Elle se regarde ; la lame comme un couperet lui renvoie un reflet vieillissant. Elle range avec soin dans la ménagère l’unique témoin glacial de cet après-midi d’orage. Tout est à sa place. Les paumes posées sur sa nuque encore fraiche, elle s’égare, s’accorde le droit d’imaginer des jeux sensuels. Son corps humilié par l’obscénité de Jacques réclame des étreintes douces et habiles qui trouveraient le chemin de son intimité jusqu’à la jouissance. Elle ferme les yeux, indifférente à la rumeur du monde. Dans ce moment de solitude, elle écoute les vibrations de son corps et retrouve l’insouciance de la liberté.
Tout commença bien pourtant. Mathilde, la fille de l’ouest et du vent n’eut jamais le gout de l’érudition mais un physique avantageux compense parfois ce que l’intellect refuse. Née d’une famille nombreuse et désunie du Brest d’après-guerre, elle apprit tôt à remplacer celle que les grossesses ne laissèrent jamais en paix : une mère, femme sans âge au ventre distendu, murée devant ses mots fléchés, le petit canon de cidre à portée de main, les pantoufles au garde à vous sous la table. Mathilde langea et nourrit les bouches sangsues de sa fratrie trop tôt. Les kilos de frites, les omelettes au jambon, les devoirs rarement faits, les bains à plusieurs, les fous rires : souvenirs d’une adolescence avec des seins poussés trop vite, des hanches charnues, un corps de femme soumis aux violents désirs des gars du quartier qui sentaient la houle et la bière bon marché. Trop tôt aussi, elle souleva ses jupes plissées et déplissées par les bouches avides, connut la chair sans la désirer et ne fréquenta les bancs de l’école que pour leur chaleur. Sa beauté vigoureuse, son vocabulaire sans histoire, charmèrent vite Jacques. Jacques, le beau gosse, le fils de notable, scooter avant les autres, besace en cuir et mauvaises manières des garçons qui peuvent se le permettre.
Vite, Mathilde fut conquise. Trop vite. Un lys fané, quelques parties de flipper, un slow sans musique au café du coin, les grains de riz du bonheur jetés devant l’église pour sceller une union vide de conquête. La mère était restée à la maison, assise face à ses mots fléchés, à chercher l’avenir dans sa bolée de cidre.
Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants ne scella malheureusement pas la fin de l’histoire. Mathilde resta une fille de l’Ouest et du vent, répudiée d’un royaume désenchanté dont le prince ne devint pas un roi.
Mathilde se souvient, 8 février 1976, naissance de Valérie, sa petite fille, toute blonde, faite de rose et de tendresse. Ce jour-là, Jacques était parti en séminaire. Ce jour-là, ce soir-là, cette nuit-là, pas même un appel, pas de cadeaux, pas de roses sur la table de chevet de la clinique. Rien que la froideur du bloc opératoire et les cris effrayés d’une minuscule chose sanglante qu’une femme dite sage vous met entre les bras : « C’est votre enfant ». Mathilde, une fois de plus, seule face à l’immensité de la maternité. Pas de sourire au retour de Jacques. Il sentait l’after-shave offert pour son anniversaire et le parfum d’une autre. La nuit-même, il abusa de Mathilde sans se soucier de rien, alors que son utérus était encore douloureux de l’accouchement. Jacques ne se soucie de rien, jamais. L’égoïsme est inscrit dans son ADN. Jacques ne sait pas qu’il fait mal, le mal ne lui a pas été enseigné mais s’est infiltré dans ses certitudes, laissant Mathilde triste face à une goutte d’eau qui tombe du plafond.
Les deux accouchements qui suivirent, Mathilde les vécut également seule. Certains hommes ne changent pas. La goujaterie est la seule constance dont Jacques était capable. Ses enfants le regardent partir chaque fin semaine en « colloque », dit-il, à tel point qu’à l’école, à la question : « Que fait ton papa ? », Valérie répond : « Avoir de l’avancement ». Quant aux deux garçons, ils attendent toujours la partie de ballon promise depuis 6 mois, leurs mentons insolents posés sur la table du salon : « Dis maman, quand est-ce qu’on joue au ballon avec papa ? ». Elle ne répond pas, préfère se taire.
Son appartement. Une ruche de bibelots astiqués, des souvenirs en pagaille qui empêchent d’avoir mal au cœur, des dessins de fête des mères, des colliers de coquillages en coquillettes. Et surtout des photos d’enfants. Mathilde tient le coup. Les fuites d’eau finiront par s’arrêter, le ruissellement sans limites de son mépris se tarira. Le sourire des enfants n’est jamais loin. Et pourtant, l’autre jour, elle s’est surprise à acheter des mots fléchés. Le silence de l’appartement lui rappelle qu’elle les a posés sur la table en chêne du salon. Elle revoit sa mère, ses pantoufles négligées enserrant des pieds rendus immobiles par une vie taciturne, sa bouche cousue sur l’amour qu’elle n’a pas donné. Malédiction des femmes qui ont appris à se taire.
Dans la cuisine assombrie par le ciel d’orage, elle essuie ses mains une dernière fois sur le torchon de cuisine rose. Ses mains fouillent la ménagère en inox, en vérifient l’ordre, mais se refusent à retrouver le contact froid de la feuille de boucher. Son regard croise le miroir, seul juge indulgent de sa vie. Du plafond, une nouvelle goutte d’eau vient s’échoir sur le linoléum. L’orage ne va pas arranger l’infiltration. Cette tranquillité n’a rien d’inquiétant. L’espace lui appartient. Mathilde va d’une pièce à l’autre, colle à chaque mur, respire avidement et finit par ouvrir discrètement la porte de la chambre qu’elle partage avec Jacques. Le store vénitien est tiré, une odeur de lavande parfume la pièce.
Il est là, sur le lit, sa tête légèrement penchée. Il porte un pyjama en coton bleu à fines rayures, sans faux plis. Il est là, immobile, engourdi dans une invraisemblable paix. Sa main experte à distribuer les mauvais coups repose tout contre les tissus adipeux de son abdomen. De sa bouche décolorée s’écoule un mince filet de bave tandis que l’oreiller conjugal en coton perlé se recouvre d’une tâche de sang. Le sang s’est infiltré dans la trame du tissu. Jacques n’a pas prétexté de colloque d’avancement ou de séminaire cette fois-ci. Jacques a rejoint l’enfer de ceux qui oublient ces petits riens qui font du bien. Dans sa chair repue de diners copieux entre collègues et de whisky glace dans les motels provinciaux, la feuille de boucher si bien entretenue par Mathilde a trouvé son chemin. Ce n’est pas difficile de tuer quelqu’un qui ne vous aime pas.
Elle le regarde. Même dans la mort sa bouche reste cruelle. Il ne l’a pas entendu venir. Elle s’est glissée dans le lit alors qu’il ronflait bruyamment son ivresse et sans hésiter la feuille de boucher a pénétré les chairs grasses et molles. Elle n’a pas vu ses yeux avant son dernier râle. C’est mieux ainsi.
Mathilde dénoue ses cheveux, son corps libéré profite de l’espace du couloir devenu un terrain de jeu sans limites. Elle se sent bien, presque belle. La pluie d’août résonne sur les vitres. Le vent s’infiltre dans l’appartement. Les rideaux sont saisis d’une transe chamanique, les plantes s’époumonent de chlorophylle, tandis que l’air est à nouveau respirable. Dans la cuisine, une inondation lui paraît inévitable. Crescendo, les gouttes d’eau martèlent le linoléum.
Elle s’allonge sur le canapé du salon, y perçoit encore l’odeur de Jacques, l’odeur âcre de ses cigarillos et de ses verres dans les bars de nuit. Mathilde ôte son peignoir, son corps dénudé se partage entre douleur et excitation. Apaisée, elle fait jaillir du silence le vertige de sa jouissance. Les mots fléchés ont valdingué par la fenêtre, emportant avec eux la résignation d’une mère qui ne lui accorda pas le temps d’être sa fille. Mathilde ne laissera plus jamais à cet homme le droit de fleurir les autres femmes. Les barreaux valent mieux que son mépris.
Elle les attend, ils ne vont pas tarder. Les officiers de la police de Brest la découvriront nue et blanche sur le canapé du salon. Elle sent déjà le picotement de l’infiltration de sédatif qu’ils lui réservent pour la calmer. Les menottes, l’interrogatoire, les sous-entendus, les questions importantes et les subsidiaires. Le psychiatre tentera une analyse sans paroles sur le divan face à sa nudité. Il faudra donner des explications, quelles explications ?.
Certaines histoires d’amour commencent mal et finissent mal. Il n’y a rien à rajouter. Les enfants le savent déjà. L’orage s’est calmé. Sereine, le sourire aux livres, Mathilde s’endort enfin, bercée par le bruit familier des dernières gouttes d’eau sur le linoleum.
Poignant, texte tres bien écrit !
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Merci de votre gentil message
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