Mardi 21 février 2012 sera la journée des garçons – oui mais triés sur le volet – mais ça vous le savez déjà. Je vous invite donc à découvrir le second texte d’Eric Lesieur, déjà auteur d’un pamphlet politiquement incorrect publié sur le blog, et qui récidive aujourd’hui avec « Colleville sur Mer ». « Colleville sur Mer » retrace l’histoire de deux copains dont l’un – héros de cette courte histoire – est fils de militaire. Les plages du débarquement sont aux fils de militaire ce que le petit livre rouge fut aux révolutions. L’occasion pour Eric Lesieur, aidé d’une plume drôle et tendre, de démontrer l’absurdité de certaines commémorations familiales honorant le fantôme du soldat Ryan…
Colleville sur mer
Texte atelier mot à mot, 14 décembre 2010
Kaki dehors, caca dedans, kaki dehors, caca dedans… Je marche sur la plage et je murmure ce slogan comme un baroud d’honneur chaque fois que je croise un groupe de vétérans en uniforme. C’est mon copain Léon qui me l’a appris pour se foutre de moi le jour où il a su que mon père était dans l’armée. Je lui ai répondu que je trouvais son prénom ridicule, que ca faisait paon ou camé. Camé… Léon, mais là il a pas compris. D’abord on a pas le même humour, lui et moi, et surtout il était déjà parti dans un discours auquel je comprenais rien, que Léon c’était le nom d’un grand homme, « trop ski » je crois qu’il a dit, mais j’ai pas osé lui demander d’expliquer, que son père à lui il s’était battu aussi, pour une vraie cause, la bataille du Quartier Latin il paraît. Moi je croyais que ca remontait à Jules César, du coup je pigeais encore moins. Surtout que mon père, avec son air sévère, il m’avait déjà fait comprendre plusieurs fois que les vraies causes et les vraies batailles, lui il y était. Un jour il m’a parlé de l’Algérie, moyennant quoi le lendemain à l’école je m’étais brouillé à mort avec mon pote Ahmed. Depuis, quand mon père m’explique des trucs dans ce style, je lui dis d’accord et je les garde pour moi. Surtout que le jour où je lui ai ressorti le slogan de Léon, je me suis pris une baffe illico. Heureusement en fait, comme ca j’ai pas eu le temps de lui dire de qui ca venait, sinon sûr que Léon on le revoyait plus à la maison. Encore un truc qu’il pige pas Léon, quand je le l’appelle en criant « Reviens Léon … ».
C’est vrai qu’ils ont l’air un peu ridicules, tous ces vieux déguisés avec un béret et une vitrine entière de médailles accrochée au blouson, à les faire pencher à gauche – tiens, un jeu de mot que je vais tester sur Léon, si il percute pas même quand on est dans son propre registre, là j’abandonne pour de bon. Ma mère essaie de m’expliquer la guerre, le débarquement, les héros qui ont permis qu’on soit encore là, mais j’écoute pas trop parce que demain on doit aller au mémorial et j’aurai les mêmes explications sur plein de vidéos.
Pour le moment, les vieux avec leurs uniformes, ils me rappellent « Le Jour le Plus Long » qui est passé à la télé avant les vacances. Ca avait l’air plutôt sympa, tous ces militaires qui se planquaient sur la plage avec le casque de travers et un gros cigare au bord des lèvres – ca je vais éviter d’en parler à Léon, sinon je l’arrêterai plus avec ses blagues scatos. Cet été aussi avec les cousins, on a vu pour la neuvième fois « La Grande Vadrouille ». Alors la guerre j’en connais un bout, y paraît que c’est pas le bon, mais quand même. Et puis c’est pas de ma faute si à l’école on n’a jamais réussi à aller au bout du programme d’histoire. On a parlé de Verdun avec des trucs horribles, mais je crois que ca n’a rien à voir avec la Normandie. Faudrait que je demande à Papa, mais j’ai un peu les jetons quand même.
Sur la plage, c’est marée basse, et à part les vieux militaires amérloques avec leurs bonnes femmes choucroutées, y a que des pêcheurs de crabes. Il paraît que c’est un endroit terrible pour les crabes. D’après mon frère qui fait médecine, il y a eu un mois de juin y a pas mal d’années, où ils avaient tellement à bouffer pendant quelques jours qu’ils ont muté et depuis ils se reproduisent à mort. Mon frère il a pouffé en disant ça, du coup j’hésite quand même un peu à le croire.
En remontant de la plage, on arrive sur une grande pelouse avec plein de croix blanches alignées. On dirait un immense gazon anglais avec des tuteurs partout. D’ailleurs, y a plein d’Anglais qui passent avec des tondeuses. En fait c’est des Américains et ma mère m’explique que c’est normal vu qu’on est en territoire américain. Alors là, je comprends vraiment plus rien, on m’a pas demandé de passeport et je sais qu’ils sont chiants pour ça les américains, l’année dernière Léon est allé en vacances à New York et la pétasse de son frère elle a juste eu le droit de reprendre le premier avion parce qu’elle avait pas les bons tampons ; en tout cas c’est ce qu’il m’a expliqué en se marrant, Léon.
0 comments on “« Colleville sur mer » un texte très drôle et incisif d’Eric Lesieur qui ne marche pas au pas…”