« J’admire ton inquiétude, j’admire ton regard penché, j’admire tes ongles rongés, j’admire tes couacs mon canard ». Il ne l’écoutait pas. Il savait qu’il ne devait pas l’interrompre, qu’elle parlerait jusqu’à l’aube. Aux premiers rayons du soleil, elle s’envelopperait contre la houle de son manteau puis s’assoupirait, épuisée par ses hoquets. Elle l’imaginait. Ca le rassurait cette foison d’exagérations et d’images hors de lui. Il ne se sentait pas inquiet. Il avait choisi de renoncer. Il laissait les soucis dériver. Seuls les nuages, ses caravelles de l’infini, l’intéressaient.

Il allait lui préparer un café pour quand elle ouvrirait les yeux. Ses yeux fiévreux de femme. Souvent, elle paraissait morte. Seul le mouvement régulier de ses cils lui signifiait qu’elle était encore de ce monde. Il l’avait rencontrée lors de son hospitalisation. Depuis, ils ne se quittaient plus. Ils oubliaient leurs médicaments. Ils jouaient du piano, du Bach, ou observaient les cygnes moqueurs se bagarrer sur l’étang. Ils fredonnaient des mélodies de Barbara. Elle avait le même profil d’aigle et la même silhouette osseuse. Ils s’aimaient la nuit, comme les chats. Ils mangeaient peu, sauf des framboises très sucrées qu’ils dévoraient en excès. Ils ne répondaient plus au téléphone, ni à l’infirmière ni au médecin. Quelle place pouvait être la leur ? On les excluait, on ne les réchauffait plus. Ils grelottaient. Ils étaient souvent moqués pour leurs excentricités et leurs longs discours sans méthode.

Elle avait grandi à la campagne dans une famille de vignerons protestants. Il avait grandi en ville dans une famille d’enseignants laïcs. Ils avaient vécu les mêmes brimades, les mêmes rejets. Ils souffraient de la même solitude, celle des âmes dentelées. Elle avait aimé passionnément un lapin, un lapin albinos qui sifflait la Marseillaise. Sa famille n’avait pas compris cet amour au-delà des dimensions humaines. Ils avaient tué son lapin pour la punir. Après, elle avait fugué, très loin dans les bois, très longtemps, comme une enfant sauvage. Après, ils l’avaient retrouvée et soignée disaient-ils. Une maladie sans définition précise, une maladie du sens inverse, du beau démesuré, du verbe serti de chrysalides, une maladie des veines taillées. Elle écrit des Haïkus dont la poésie laisse de marbre les solides sarments de vigne. Depuis l’enfance, elle ne porte que du noir. La signature des chanteuses de rue. Elle ne se chausse que d’espadrilles. Elle aime que la neige brule la plante de ses pieds. Elle espère les morsures du froid.

Depuis l’enfance, il ne vit que pour ses soldats de plomb. A leurs côtés la vie est une guerre en miniature où seuls les plus braves sont victorieux. Il aime les chaleurs étouffantes de l’été quand les rideaux du salon s’immobilisent. Il lèche sa sueur.

Ils vont disparaitre ensemble, scellés contre la membrane de l’irréel. Vont jeter un sort à  la liqueur de prune et dévorer les dernières framboises d’automne. Vont avaler les confettis de psychose en écoutant un prélude de Bach.  Vont dormir ensemble. Heureux, comme des enfants.

Elle ouvre enfin les yeux. Deux braises. Deux sangsues. Elle tend ses lèvres gercées. Elle pianote. Elle complète son Haïku : je sens ton pouls, pouls d’exégète, je vois ton sang nu. Merci pour le blanc. Elle signe. Eva.

Elle tend le stylo-plume. L’encre est un arbre sec. Déraciné par l’orage. Il n’y a rien d’autre. Il signe. Paul.

Un ciel parfait. S’évaporer.

Astrid Manfredi, Copyright tous droits réservés, le 18 octobre 2021.

2 comments on “Un ciel parfait …

  1. Adam philippe

    J’ai adoré cette nouvelle grisée de bleu, Bach, Barbara, que devient un amour dépossédé oû va t’il?
    Existe t’il’encore ? Peut on se dépouiller d’un amour mort

    J’aime

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