PHOTO DIANE ARBUS

J’entends ton petit coeur qui bat, ma fille. Tes cheveux emmêlés quand tu sors du lit, l’odeur âcre de tes chaussettes. Tes fossettes, tes dents du bonheur, les paillettes qui éclairent tes paupières quand tu joues à la femme. Jolie môme. J’aime quand tu comptes sur tes doigts, j’aime te voir déchiffrer avec le plus grand sérieux le mot esthétique. J’aime quand tu chantes le tube de Clara Luciani « Sous ma sein la grenade » en prenant une pose de combattante comme si tu savais déjà. J’aime ton instinct pour la nature. J’aime que tu me maudisses lorsque j’écrase les araignées. J’ai peur pour toi, je m’inquiète pour ton avenir. Comment croire en leur monde de demain ? Comment croire encore leurs mensonges ? Comment vont-ils prendre soin de toi, tous ces gens sans coeur ?

Tous les samedis, nous visitons un quartier de Paris. Je veux que tu vois tout, les dorures du Pont Alexandre III comme les saletés du jardin d’Eole. Je veux que tu saches qu’il y a des miséreux, des oubliés, des bobos qui font semblant d’être fauchés, des classes moyennes qui galèrent et des pleins au as qui font leurs courses à la Grande Epicerie. Tu as eu peur lors de notre escapade à Porte de la Chapelle, à cause des tentes sous le métro et des dealers patibulaires qui font le guet. Tous ces gens qui déambulent sans but avec l’air de porter toute la misère du monde sur leur dos. J’ai vu des hommes regarder avec insistance ta lumineuse virginité. Je suis prête à tuer si on te touche. Tous les samedis, nous allons prendre un chocolat Viennois rue Daguerre dans une brasserie retro et émouvante où les serveurs sont habillés comme des pingouins. Le plus âgé, Didier, il t’adore, tu lui rappelles sa petite fille. Il t’a offert un pendentif en forme de coccinelle. Cette pause, c’est notre rituel douceur. Nous nous installons en terrasse, nous regardons les badauds, nous plaisantons. Nous faisons des paris aussi, surtout en observant les amoureux. Tu aimes quand les gens s’embrassent et tu es triste quand ils se séparent dans l’indifférence. Toi aussi tu as un chéri, il s’appelle Matteo. Tu le trouves beau et bagarreur, comme un vrai garçon. Tu es très coquette et ça me plait que tu affectionnes cette féminité. L’année prochaine, tu seras au collège. Ensemble, nous avons choisi le collège public. J’aurais pu payer une école privée en économisant davantage mais tu n’as pas voulu. Je veux être avec tout le monde, m’as-tu répondu. On verra bien. A Noël, je vais t’emmener visiter l’Alsace. C’est chouette l’Alsace à cette période. Des lumières, des traditions en rouge et or ,des odeurs de pain d’épice et de cannelle. J’ai mis des sous de côté toute l’année pour ce voyage. C’est devenu compliqué de se faire plaisir quand on a petit budget. Cet été, nous ne sommes pas parties en vacances, je n’ai pas pu réserver une location. Je ne voulais pas aller au camping, je n’aime pas la promiscuité bruyante qu’on impose aux pauvres. Tu n’as pas été triste, bien au contraire. Tu ne t’ennuies jamais, tu possèdes cette merveilleuse qualité d’émerveillement. Avec un rien tu t’amuses et tu imagines des histoires. Je suis également très fière que tu aimes lire, d’autant que ce n’est pas ma tasse de thé. Ca ouvre l’esprit et les rêves, c’est ta phrase.

Dans quelques jours, tu vas faire la connaissance de ton père. Je suis inquiète. J’ai peur que tu l’aimes plus que tu ne m’aimes. J’ai été soulagée par ta réponse : en amour, y a pas de vainqueurs. Il nous a retrouvées, ton père. J’étais partie comme une voleuse un soir de Saint-Sylvestre, sans laisser d’adresse. J’étais enceinte jusqu’aux yeux et j’avais pas un euro en poche. Je ne voulais pas te partager. Ce n’est pas un mauvais type, pourtant. Je crois qu’il m’aimait. Il va me trouver changée. J’ai coupé mes longs cheveux et j’ai pris un sacré coup de vieux. Je me souviens qu’il était séduisant et qu’il faisait tourner la tête de mes copines. Il a une bonne situation aujourd’hui, il vit dans une maison près de Blois et il a une nouvelle femme avec laquelle il a eu 2 enfants. Tes frères et soeurs.

En posant ma main sur ta tête, je te sens grandir. Tout ton être se dessine entre mes doigts. Tu vas être mignonne, sacrément mignonne. Ca me fait peur que tu deviennes attirante, que tu suscites la convoitise des hommes. Je saisis ton visage aux joues pleines. Je les mordille. Tu ries aux éclats. Je ne suis plus un bébé, maman. Mais si, tu es mon bébé, tu es encore mon bébé, ne joue pas trop vite à devenir grande. Tu souris. C’est désarmant ce sourire, je crois voir ton père. Je tombe amoureuse de toi. Viens maman, viens, j’ai envie d’une glace au chocolat. Tu me tires par le bras, ce bras encore douloureux suite à ma chute au boulot. Je me laisse faire. Je te laisse me guider.

Tu te prénommes Margaux. J’ai choisi ton prénom. Il me fait du bien et m’aide à sortir de la laideur qui nous environne. C’est un prénom doux, libre et tendre. Un prénom qui nous ressemble. Avec un prénom pareil, tu ne peux pas rater ta vie. Margaux, ma bienheureuse.

Astrid Manfredi, copyright tous droits réservés, le 20 octobre 2021

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