Soldat seul …

Je pars à la guerre. On m’a dit que c’était la guerre. On m’a dit d’aller en Ukraine. Aujourd’hui, c’est l’été. La peau de ma femme est sucrée comme celle d’un abricot. Elle me sourit. La fossette sur son menton ne ment pas sur l’amour qu’elle me porte. Je savoure sur la terrasse de notre maison un dernier pastis, bien tassé, un 102 comme mon pote Gainsbarre qui batifole avec les feuilles de chou au cimetière du Montparnasse. L’odeur de l’anis, le frémissement des feuilles dans les arbres, le rire carnassier d’un gamin, une maman qui le gronde, le voisin qui me casse les oreilles avec sa flûte traversière. Que c’est beau la vie. Je n’ai jamais tenu un fusil, sauf ceux de quand j’étais môme. Je voulais toujours faire l’indien. Je n’ai jamais aimé la morgue des cow-boys ni la loi du Far-West. Il est 11h30, mon train est à 14h30. Gare de l’Est. Je n’ai jamais pu blairer cette gare, elle me le rend bien aujourd’hui. Je ne veux pas qu’elles m’accompagnent les femmes de ma vie : ma petite fille avec sa bouille de Mistral-Gagnant, ma belle Lola aux cheveux d’or et au cul bien potelé et maman avec son grand regard triste cerné de points d’interrogation. Le chat joue sur la table en plastoc du jardin. Il s’en fout lui, les oreilles dressées, en alerte pour s’emparer d’un piaf qu’il déposera ensuite fièrement sur le lino de la cuisine. Un sacré guerrier le matou. Je pense aux guerres, à la guerre 39-45 racontée par mon arrière-papi, à la meilleure amie de mon arrière grand-mère tondue après la guerre parce qu’elle avait couché avec un boche, c’est ainsi qu’on les appelait avant. Elle avait été internée après la tonte publique. De cet hôpital planqué dans une forêt d’Ile-de-France, elle n’en était jamais sortie. Elle y était devenue bibliothécaire. Plus personne ne la visitait. Ses cheveux n’avaient jamais repoussé, il parait, comme ceux de Marie-Antoinette. Je repense à mon vieil oncle, celui qui avait fait la guerre d’Algérie. Sous le soleil écrasant d’Alger, il avait vu ses frères mourir, leurs parties intimées coupées et fourrées dans leurs bouches. J’ai la trouille au bide, la gerbe dans le gosier. Et si je devenais un monstre ? Et si gonflé de vodka, cerné par l’insomnie je violais des femmes innocentes comme dans ce bouquin prêté par une amie « Une femme à Berlin ». L’armée rouge assoiffée de vengeance après tant de morts et de privations avait pénétré dans Berlin aidée par de nombreux Ukrainiens, la violence y avait régné en maître. Surtout celle exercée contre les plus faibles, bien entendu. Sur l’Angola aussi, j’ai lu des choses terribles, des viols perpétrés contre des femmes africaines par les soldats portugais. Les larmes de ces jeunes femmes au profil de médaille presque laissées pour mortes sur les paillasses de leurs huttes d’infortune. Est-ce que je serai en 1ère ligne avec mon fusil d’assaut entre mes mains trop fines ? Pétard, je vais crever là-bas à moins de me transformer en bête. Il faut aller les aider, voilà ce qu’ils nous ont dit. Il en va du monde libre. Libre, mon cul. Me suis-je vraiment senti libre un jour ? Si peut-être à la pointe du Cap-Fréhel avec le vent qui s’engouffrait comme un cambrioleur dans mon K-Way. J’avais fermé les yeux et j’avais attendu de longues minutes blotti au creux de cette merveilleuse solitude sans autre compagnie que celle des goélands et du fracas des vagues sur la roche rose. On m’a dit d’haïr les Russes, qu’ils soutenaient un tyran, le nouvel Hitler sans moustache ils l’appellent les va-t-en-guerre planqués derrière leur café-crème dans une brasserie bohême de la Rive-Gauche. Je n’ai jamais appris à haïr. J’avais aimé visiter Moscou avec ma chérie. La place rouge, comme dans la chanson de Gilbert Bécaud. L’âme slave rude et résiliente scellée entre les pierres de souffrance. Nous la chantions alors à tue-tête. Souvenirs de guerre froide, d’espions patibulaires planqués derrière des journaux, du café Pouchkine et de la lecture du Capital durant mon adolescence romantique. La dictature du prolétariat. Quelle connerie, tout ça.

A la télévision défilent en boucle des images de chaos, de rues jonchées de décombres, de femmes et d’enfants réfugiés dans les entrailles de la terre. Des experts bouffis d’andouillettes-frites et trop vieux pour aller se faire trouer la peau expliquent l’implacable avancée des troupe russes invitant les jeunes à la contrer. 13h30, c’est bientôt l’heure. Mon baluchon est prêt, ma cantine, mes godillots flambant neufs, mon casque et quelques livres, des photos des 3 femmes de ma vie. Un vrai poilu du Maréchal. Le Président a dit « la France est avec vous ». Non, la France ne se souviendra pas de moi. Je m’appelle Fred, j’ai 25 ans. Je suis menuisier-ébéniste. Tous les samedis après le boulot, je joue dans un groupe de rock avec mes potes. Des reprises de Joe Cocker, de Led Zeppelin et de Nirvana. Après la répétition on fume 1 ou 2 joints en buvant des Heineken tièdes. On refait le monde à l’endroit et on se refile quelques plans au black pour arrondir nos fins de mois. Lola nous prépare des pizzas avec de gros morceaux de Chorizo. C’est l’heure. Je les embrasse toutes les trois. Du bout du coeur, les larmes en embuscade, un galet dans la gorge, les poings recroquevillés dans les poches de mon treillis. Boys don’t cry. Mes pieds pèsent trois tonnes. Je pars me battre pour ce putain de monde libre.

Astrid Manfredi, le 28 février 2022

3 comments on “Le monde libre …

  1. Bonjour Astrid, je ne connaissais rien de vous jusqu’à aujourd’hui et le toujours surprenant algorithme de Linkedin m’a conduit de Wikipédia à votre blogue, Le texte est de toute beauté, en équilibre instable entre toutes les émotions d’un soldat d’un citoyen , ni va-t-en guerre, ni soumis, ni fanatique,ni aveugle, ni tout-connaissant, mais humble et donc clairvoyant.
    Les propos sont non violents mais déterminés. Le passage « planqués derrière leur café-crème dans une brasserie bohème de la Rive-Gauche » est tellement vrai.

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  2. C’est un texte magnifique qui traduit toute l’absurdité du conflit le déchirement et le conflit intérieur
    Très émue

    Aimé par 1 personne

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