
C’était la fête de la musique, je portais une robe rouge à pois blancs.
Elle dévoilait mes jambes encore pâles. Les grandes vacances d’été étaient pour bientôt. J’avais prévu des vacances studieuses puisqu’une fois le bac en poche je devais participer à un stage de développement durable. Stage organisé par une ONG spécialisée dans la défense des fonds marins malmenés par les boursouflures de la mondialisation. En octobre, je devais intégrer la faculté de lettres à la Sorbonne. Pour devenir professeure de français en ZEP ou chargée de communication dans la philanthropie, de préférence dans l’écologie. Comme toutes les jeunes filles de ma génération je frémissais d’effroi devant les atteintes portées à la nature et notamment aux arbres. Arbres auxquels je portais une passion brûlante. Je souhaitais qu’on me prénomme Frêne, y compris mes parents. Las de mes colères répétées, ils avaient fini par céder et me prénommaient par mon nom d’arbre. Je n’étais plus la petite Lola passive qu’ils trimballaient à l’arrière de leur bagnole comme un sac de course encombrant. Je passais de moins en moins de temps avec eux car je n’aimais pas leur vie. Une vie de code-barres asphyxiée de bibelots inutiles, de bouffe trop grasse, de bons de réduction et de chemisiers en nylon. Moi j’étais une fille du 100% coton, une Cybèle des colchiques et des bleuets, une fille des douches à l’eau froide et des protections périodiques réutilisables.
Pour la fête de la musique j’avais donc fait une entorse au chanvre et au coton et j’avais emprunté à mon amie Sylvia sa robe à pois en soie sauvage. Sa coupe ajustée mettait en valeur mes formes adolescentes. Et puis j’étais heureuse malgré les 45° qui faisaient fondre le bitume parisien. La canicule était telle qu’elle avait eue raison de l’agressivité collective. J’étais heureuse aussi. Heureuse, car j’avais rendez-vous avec un homme. Et pas n’importe quel homme : le père de mon amie Sylvia. Tom à 44 ans, il est marié. Il porte les cheveux longs et sa barbe de trois jours grisonnante par endroits lui donne un air terriblement sexy. Il est toujours élégant et porte le plus grand soin à ses chaussures. Des mocassins en peau colorée, de préférence rouge. Il a une odeur d’homme qui a bien réussi, une odeur de fauteuil club et de réunions interminables aux 4 coins du monde. C’est-à-dire l’exact contraire de celle de mon père qui fait du double gras sur sa chaise en mâtant CNews tout le week-end. Mais ce que j’aime par-dessus tout c’est son sourire. Un sourire à la fois féroce et tendre. Un sourire qui mord. En l’absence de Sylvia partie avec sa mère à la campagne, Tom m’avait proposé de l’accompagner prendre un verre à l’occasion de la fête de la musique. Un concert d’amis. Un concert de jazz dans un bar du Boulevard Saint-Germain. Visiblement, il me pensait seule, ce en quoi il n’avait pas tort. Sylvia partie, il ne désirait pas que je passe cette soirée un peu spéciale en mode déprime devant un paquet de chips aux lentilles.
Nous avions rendez-vous au métro Saint-Germain en face des Deux magots. Je m’étais renseignée sur le café en jetant un œil sur Wikipedia. Dans le temps, il avait été fréquenté par des intellectuels et des artistes dont Juliette Gréco, une femme très belle pour l’époque. Une femme à frange qui chantait des trucs tragiques en faisant des œillades langoureuses. J’avais vaguement écouté une ou deux chansons mais ce mélo n’était pas mon truc. L’air était brasier et je peinais à garder une apparence présentable. Je sentais la transpiration ruisseler dans mon dos et froisser la soie de la robe. Mon chignon s’écroulait sur mes épaules. Enfin, dans les escarpins empruntés à Sylvia mes pieds gonflés par la chaleur se contorsionnaient. A cet instant précis, je rêvais de prendre la tangente et de retrouver mon pavillon de Rueil-Malmaison avec papa devant CNews et maman devant son verre de rosé. Tranquillité sans inquiétude de ce qui est familier. Renforcée par la canicule, la pollution s’infiltrait entre les pores de ma peau et j’aurais donné cher pour une baignade dans un Fjord. Puis, Tom est arrivé. Le vacarme des bagnoles se fit moins pénible. Les cloches de l’église la bouclèrent enfin. Lorsqu’il posa sa main sur mon épaule, celle-ci était fraiche. Nous nous embrassâmes sur les deux joues. Il me prit par la taille et me fit tourner. Quelle jolie robe, murmura-t-il. Mais cesse de rougir, tu es une jeune femme et tu dois accepter les compliments. Comment lui dire que dans mes réunions d’intersectionnalité ces propos étaient proscrits voire dignes du bannissement. Si Louise l’exaltée, anciennement Tom le mal-aimé, me voyait dans cet accoutrement, elle ne s’en remettrait pas. Elle se sentirait trahie alors qu’elle avait toujours eu confiance en mon investissement pour la cause. La cause de celles et ceux qui déconstruisent l’existant pour bâtir la transgression. L’avènement d’un monde où les hommes osent les couettes et où les femmes pissent contre les murs. Et toc.
Sa main tout contre ma taille, la la la la, nous arrivâmes au bistrot où devaient jouer ses amis. Nous étions en avance, le groupe n’était pas encore en place. C’était un groupe de vieux fagotés à l’ancienne. Ils étaient encore plus vieux que Tom. Ils lançaient des blagues graveleuses sur les fesses de la serveuse qui s’en moquait royalement voire en rajoutait dans le déhanché suggestif. Tom riait de bon cœur. J’étais choquée. L’un deux, le guitariste me fit le baisemain pour me saluer. Vieux tocard des cavernes. Je m’essuyais la main sur l’ourlet de la robe en soie. Tom commanda deux kirs au champagne. Je n’en avais jamais bu. Je bus le mien d’une traite tant je me sentais mal à l’aise accoudée au comptoir et entourée de ces bonhommes libidineux. Tom commanda une seconde tournée. Je sentais l’ivresse me gagner et ma « faroucherie » céder. Je fus presque heureuse lorsque le bassiste me complimenta sur mon grain de beauté au coin des lèvres. Comme Cindy Crawford, rajouta-t-il. J’ignorais qui était cette Cindy Machin mais à l’écouter elle devait être canon. Je pris un 3ème Kir que je descendis également cul-sec. Tout devint attrayant. Lorsque Tom posa sa main sur ma cuisse et la pressa avec insistance, je me laissai faire, grisée par un désir inattendu. Il sentit mon trouble et persévéra. Il remonta sa main au niveau de mon pubis. Tu ne porteras pas plainte, dit-il dans un grand rire fauve ? Non, pourquoi. Continue lui dis-je J’en veux encore. Ce qu’il fit. La soirée passa entre les improvisations de jazz et les allées et venues de la main de Tom. Une fille se mit à chanter une très belle chanson. C’est du Billie Holliday me souffla Tom dans l’oreille. La chanteuse à la fleur blanche et aux états d’âme tragiques. C’était magnifique, c’était l’histoire d’une vieille douleur que seule la musique peut honorer. Son mec la cognait dit-il, mais elle aimait ça. Je ne répondis pas, me contentant d’accueillir la voix et les bleus à l’âme déchirants de l’interprète, noire elle aussi.
Le bar ferma vers 2 heures du matin. Je n’avais pas vu le temps passer. Tom me prit par la main et nous nous mîmes à courir comme des gosses dans les rues du Quartier Latin encore très fréquenté. La chaleur était toujours assommante. Quelques badauds rigolaient à l’angle de la rue de Seine. Contre une porte cochère, sans chichis il releva ma robe et me fit l’amour. J’acceptais bien qu’étreinte par une pointe de culpabilité vis-à-vis de mes camarades de lutte. A la fin de nos ébats, il posa sa main sur ma bouche. Elle était moite. Chut, dit-il avec son doigt. J’eus envie de le mordre.
Il me déposa à un taxi et partit sans se retourner. Il titubait et un chewing-gum était collé sur la poche arrière de son jean. J’étais toute poisseuse et un peu triste aussi. Je savais que je ne le reverrai plus, du moins pas ainsi. Qu’allais-je dire aux autres ? Que j’avais perdu ma virginité contre une porte cochère avec un vieux beau à mocassins en peau rouge qui prend l’avion 2 fois par mois ? Non, trop la honte. Après tout, je mentirai. N’est-ce pas ainsi qu’on apprend à vivre ? En commençant à mentir un peu puis beaucoup jusqu’à s’embourber dans l’exquis mensonge de l’existence. Avant de me quitter, il m’avait dit, tu es si jolie Lola, profite. Et je ne m’étais pas mise en colère. Après tout c’était bien mon prénom qu’il avait épelé. Lola, 17 ans, 1m58, future bachelière, amoureuse du coton, des arbres et de la chaleur de l’été. Cette chaleur, pourvu qu’elle dure …
Astrid Manfredi, le 08 juin 2022, copyright tous droits réservés.
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