Je ne me suis jamais levée de bonne heure et je déteste les madeleines, surtout celles qu’on trouve dans les grandes surfaces et qui collent aux dents même si j’ai perdu mes dents du fond. Dans mon cas, le sucre reste collé au palais. Un Président de la république nous baptisa les sans dents. C’est ce que confia dans un livre à scandales sa favorite. Je ne m’intéresse pas beaucoup à la politique mais ça je n’ai pas oublié. Même mon Golden Retriever est d’accord avec moi et il aboie à s’en décrocher la gueule quand il aperçoit l’ancien Président à la télévision. Après, les voisins ne sont pas contents et ils viennent râler auprès du  gardien « Oh la mère Lefèvre avec son clébard, ce n’est plus possible ».  C’est vrai que Neige n’en fait qu’à sa tête. Je l’ai appelé comme ça en hommage à l’hiver qui est ma saison préférée et aussi parce qu’il a le poil blanc et duveteux comme les flocons qui se font attendre. A cause du réchauffement climatique, qu’ils disent. Lui et moi, on s’aime. D’un grand amour angora, d’un grand amour comme un cercle dans lequel on ne laisse entrer personne. Pour quoi faire ? Y a tellement de cons et de peaux de vache et aussi ceux qui disent que Neige pue, que je devrais l’emmener chez le toiletteur. Pourquoi pas une manucure ? Là où je suis née, en pleine cambrousse dans la tourbière de la baie de Somme, les chiens naissaient crottés et le demeuraient. Mon Neige ce n’est pas un chien de la ville, même si j’y vis dans cette bourrique de ville, c’est un missile sur les épis de blé, c’est un clown dans une morgue, c’est un géant dans une maison de cristal. Faut dire qu’il est haut et costaud.  Il a deux grands yeux bons et simples et il mange ce que je lui donne mon clochard. Parfois pas grand-chose car les fins de mois sont difficiles. Puis, le soir il me réchauffe, pas besoin d’allumer la chaudière qui toussote. Tous les deux on regarde la télé, surtout quand il y a des chanteurs. Il a un faible pour cette chanson qui me tire les larmes « Viens je t’emmène au loin, regarder le monde s’écrouler,  y aura du pop-corn salé et un nouveau monde à nos pieds ». Je vous jure qu’il pleure quand il écoute cette chanson. Ses deux prunelles s’embuent et il pose ses grosses pates sur mon cœur, là où c’est tout fermé sauf pour lui. Après la télé, on va faire une promenade dans la ville éteinte histoire de ne pas croiser mes cons de voisins, vous savez ceux qui disent que mon Neige ne sent pas la rose. Il pisse contre les réverbères et regarde la lune. Je lui ôte sa laisse et il se met à courir comme s’il avait vu le Yéti. Il fait des triples sauts même si personne ne me croit quand je raconte ça. C’est un vrai danseur étoile mon cabot. Dès qu’il y a une flaque d’eau il se roule dedans et ensuite il se rue sur moi. Il est tout content et moi aussi. On ne croise pas un chat, y a du vent dans les peupliers et tous les enfants sont couchés. Sauf la petite du 5ème étage. Parait qu’elle est insomniaque. Mais, je ne crois pas à leurs fadaises. Je parie surtout qu’elle n’est pas heureuse et c’est pour ça qu’elle est sur le balcon à regarder les étoiles. Je lui fais un petit signe de la main et elle me le renvoie. C’est la seule qui caresse Neige. Et lui aussi l’aime bien, pourtant il est exclusif. C’est moi ou rien. Après la promenade on rentre, ça sent l’humidité, la pisse et le shit dans le Hall où ils ont installé un canapé pour faire leur business comme ils disent. Mais à minuit, les clients sont couchés. Neige ne les aime pas ces salopards, il a même mordu le mollet de l’un deux le mois dernier. Ça a fait toute une histoire. J’ai voulu appeler la Police mais ils ont menacé de me zigouiller et d’étriper mon chien. Alors j’ai fermé ma gueule. Peux pas déménager de toute façon. S’il arrive quoi que ce soit à Neige, je me flingue. J’enjambe la balustrade et salut la compagnie. Je laisserai un mot sur la table de la salle à manger pour dire comment c’est ici. Pour dire qu’on nous laisse en plan parmi les détritus ménagers et humains. De mon temps, on ne droguait pas, pour oublier que c’était dur. On buvait un bon coup et le lendemain on était au boulot. Mais aujourd’hui, c’est plus pareil.

Avec Neige on ne s’endort pas avant 2 ou 3 heures du matin. Parfois, on entend le voisin du dessus qui pète très fort dans son lit. On se tape un sacré fou-rire. Y aussi la voisine du dessous qui toutes les nuits va pisser à 2h30 du matin. Réglée comme un métronome. C’est comme ça chez les fauchés on entend tous les bruits. Mais ça ne me gêne pas. J’aime bien les gens qui vivent. Quand n’y a pas de bruit, c’est qu’on est mort.

Avec mon Neige on a beau programme pour les fêtes de fin d’année. J’ai pu économiser quelques billets pour partir en baie de somme. J’ai fait réparer ma vieille Peugeot pour l’occasion. Là-bas, il y a des milliers d’oiseaux, les phoques font la grasse matinée et le ciel se jette dans la mer. On dirait l’Irlande. J’ai plus d’appareil photo mais ça ne fait rien. J’ai encore mes yeux pour voir ce qui est beau. On sera bien tous les deux. Avec un peu de chance, il y aura du soleil ou mieux encore les premiers flocons de neige. Une neige fraiche ou personne n’a encore marché. Une neige qui ne fond pas, comme ici.

Astrid Manfredi, copyright tous droits réservés, le 13 décembre 2023

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