ROUGE

Elle est l’été. Elle est l’orange sanguine trop mûre dont les quartiers fondent dans la bouche. Elle est un champ de coquelicots perché sur une falaise. Elle est le ciel parfait aveuglant d’honnêteté. Elle est la douche glacée d’après la canicule. Elle est ma paire d’espadrilles qui sent mauvais, l’envers de mon décor intérieur, le tumulte dans ma tête, mes ongles rongés jusqu’au sang, mes mots que personne ne comprend, sauf maman. Tous les matins, elle passe devant ma maison sur son vélo. Déglingué, son vélo. Sa selle est trop haute et inadaptée pour sa taille. Sa petite taille de fée. Elle ne me voit pas. Je suis planqué derrière les rideaux de ma chambre. Ils sentent la lessive de maman et parfois mon caca que je dépose dessus. Pourquoi avoir peur de son caca ? Je suis encore en pyjama. Après maman m’aide à faire ma toilette. Le gant rêche sur mes jambes velues et mes parties intimes, sous les bras aussi. Après une toilette sommaire, le bain c’est le dimanche, elle m’habille. Un jean trop bleu avec une fermeture éclair qui parfois se coince dans la petite peau fragile de mon sexe. Je ne crie pas, j’aime bien ce pincement. Des baskets sans marque, simplement blanches, un tee-shirt gris et un pull gris, parfois un blouson gris ça dépend du temps. La vie en gris. L’autre jour j’ai hurlé bleu, vert, jaune. Maman applaudissait toute contente car je les prononçais bien. Ça m’a fait plaisir de la voir contente, pas fâchée comme à l’accoutumée. Surtout quand on prend le bus et que je me mets à crier en tordant mes mains ou en les mangeant. Je parviens à enfoncer une main entière dans ma bouche. Je suis très doué.

Après l’habillage, maman me traine jusqu’à sa voiture, une vieille Peugeot grise elle aussi. Elle peste sur le prix de l’essence. Elle me conduit jusqu’à mon établissement pour jeunes adultes en situation de handicap. Un campement de mongols, de têtes dévissées des cous, de jambes mortes sur des fauteuils roulants et d’autistes qui bouffent leurs mains. Je suis de ceux-là. 19 années d’apartheid à côtoyer des tarés de la pire espèce et des filles tellement laides qu’elles se pissent dessus pour oublier qu’elles sont si laides. Berk. Je pense à l’été, à la fille sur son vélo. Elle doit avoir mon âge. J’adore ses chaussures. Elle porte toujours des chaussures jaunes avec des bouts ronds coqués. Et aussi un manteau jaune pour la pluie même quand il fait soleil. Ses cheveux sont très courts comme ceux des garçons, on dirait du duvet de sous mes bras. Sur son vélo, elle chante. J’adore la musique. J’en compose parfois sur mon synthétiseur. De la musique qui fait pleurer le cœur de maman. « T’es doué Matteo ». J’en sais rien si je suis doué. Qui viendra écouter un cinglé qui se bouffe les mains et qui fout du caca sur ses rideaux ? Je ne sais pas comment entrer en contact avec elle. Elle doit aller au lycée à côté, un lycée pour les normaux où on apprend à lire des livres, à compter sans les doigts et aussi la géographie. Capitale du Kurdistan, du Burkina Fasso et tous ces trucs de mappemonde. Demain, je n’ai pas cours dans mon camp de mongols. Je me mettrai devant la maison pour l’applaudir sur son vélo. Comme pendant le tour de France. J’ai hâte.

Journée interminable à écouter les injonctions des éducateurs. « Matteo fais un effort. Dans les poches tes mains ». Pas envie de faire d’effort pour eux. Je ne les aime pas. Ils sont gentils comme ça vite fait quand il y a des réunions avec les parents mais dans la vraie vie c’est autre chose. Je vois bien dans leurs yeux qu’ils en ont ras-le bol des débiles et de ceux qui se cassent la gueule parce qu’ils regardent trop le ciel. Parfois ils se moquent de nous. Ils me pensent trop con pour remarquer leur air moqueur. Y en a qu’une qui est gentille, c’est Christelle. Elle ne s’en fout pas de nous, de notre bave sur nos mentons. Elle l’essuie gentiment et elle nous parle comme à des gens normaux. Elle nous raconte ses vacances, ses problèmes avec son chéri et sa passion pour la pluie. On vit en Bretagne, elle est servie. Elle voit bien que je ne suis pas dans mon assiette aujourd’hui. Que je suis mélancolique comme dit Maman. « Qu’est-ce qui ne va pas Matteo ? » Je prends mon ardoise et j’écris. La craie sent la craie. Je suis amoureux. Je dessine des cœurs pour dire amoureux. « Waouh, Matteo c’est génial ». Elle applaudit comme si elle était à un concert. J’écris à nouveau. Mais elle est normale. Y a un nuage dans les yeux de Christelle. Elle me serre contre elle. Sa veste est chaude et sent l’ondée. Quand elle relève la tête, je vois que ses yeux sont humides. « Dépêche-toi Matteo tu vas être en retard pour l’atelier d’art plastique ». Chez les débiles on ne dit pas cours on dit atelier. Comme si on était à l’usine. J’ai horreur de cet atelier. L’autre jour j’ai bouffé de la peinture pour voir ce que ça faisait. Les pompiers sont venus pour me faire vomir. J’ai vomi du jaune comme le ciré de la  fille au vélo. Je ferai attention aujourd’hui car demain matin j’ai un rendez-vous devant ma porte.

16h00, la voiture de maman est garée devant l’institution. Toujours à la même place. Elle discute avec une autre maman. Ça n’a pas l’air rigolo. Y a de grandes rides du souci qui marquent leurs fronts. Maman a l’air content de me voir. Elle m’a apporté un pain au chocolat avec deux barres de chocolat au lieu d’une. « Miam, Miam » dit-elle en passant la langue sur ses lèvres. J’essaye de lui sourire, ça ne marche pas. Pourtant faut que je m’exerce pour demain. Je monte à l’arrière de la vieille Peugeot. Elle me sangle au siège comme si j’allais m’évader. Ça pue la clope dans sa voiture. Elle fume beaucoup maman. Pour rentrer chez nous, on passe devant la mer. C’est mon moment préféré. Elle le sait et elle roule doucement. « Regarde le ciel est mauve, Matteo ». Comme elle sait que j’aime la musique, elle enclenche Purple Rain de Prince, c’est ma chanson favorite. Le temps est suspendu. Mes mains sont dans mes poches.

20h00. Je suis au lit. Faut que je dorme beaucoup avec ma maladie disent les médecins. Je ne peux pas les sentir ceux-là. En fait ils prennent l’air savant mais ils n’y comprennent rien à ce que je suis. Sauf à me donner des médicaments qui me transforment en feuille de salade cuite. Pour les nerfs ils disent. Ils ont rien mes nerfs, ils sont juste à l’envers. Maman m’a donné mes gouttes à 19h55. Dans 10 minutes je dors. Un sommeil halluciné. Je me vois grimper aux arbres et embrasser sur la bouche la fille au ciré jaune.

On est demain. Il pleut. Christelle va être contente. Pas un bruit dans la maison. Mon petit-déjeuner est posé sur ma table basse. Maman est partie travailler, elle reviendra à midi pour me laver et me préparer mon déjeuner. Elle n’aime pas me laisser seul mais le vendredi matin elle n’a pas le choix. Je bois un peu de café et je mange une tartine. Je mets des miettes dans mon lit et aussi de la confiture de groseille. Je crois que j’ai pissé au lit. Ce n’est pas important. Je vais descendre en pyjama. Quelle heure est-il ? 8h. Dans 10 minutes, elle sera devant ma porte. Faut que je me dépêche. Je mets au moins 5 minutes à descendre pour rejoindre la porte d’entrée. Avec mon grand corps désarticulé comme celui d’une marionnette oubliée. Je me regarde dans la glace. Je ne suis pas trop moche pour un débile. J’ai de beaux cheveux blonds et bouclés. Ils sont longs en ce moment. Ca me va bien.

Dans les escaliers, je fais attention de ne pas tomber. J’ai oublié mes chaussons. Pas grave, je serai pieds nus. Le bas de mon pyjama glisse, l’élastique est détendu. J’attrape mon blouson gris sur le porte manteau. Les pieds mouillés mais la tête au sec. J’ouvre la porte et la referme de toutes mes forces. Merde, j’ai oublié la clé. Je vais devoir rester dehors toute la matinée. Pas grave j’irai dans le cabanon du jardin et j’attendrai. Maman ne va pas être contente.

Je me mets sur la route, en plein milieu. Le goudron humide blesse mes pieds. Je suis trempé comme une souche. Je la vois. Elle arrive. Elle porte son habituel ciré jaune mais sans la capuche. Son duvet de tête est luisant. Elle roule vite. Elle roule vers moi comme si elle ne m’avait pas vu. Comme si j’étais transparent. Elle semble appuyer sur un klaxon mais il ne fait pas de musique. Nos regards se croisent. Le sien est apeuré. Pas le mien. Elle me percute violemment et est éjectée de son vélo. Je suis toujours debout.

Elle est quelques mètres plus loin, dans le fossé grouillant d’escargots et de grenouilles à gros yeux. Son vélo est cabossé. Il lui manque une roue. Je n’ose pas aller la voir. Elle ne bouge pas. Autour de son duvet de tête y a une grande flaque rouge mélangée à l’eau de pluie. Ça devient rose au bout d’un moment. Je reste planté là. Mes deux mains sont dans ma bouche. Mon bas de pyjama est tombé. J’ai les fesses à l’air. Je sors une main de ma bouche. Distinctement, je hurle. Rouge. Rouge.

Astrid Manfredi, le 10 mars 2023, copyright tous droits réservés.

3 comments on “Découvrez mon nouveau texte : rouge …

  1. Michele Rey

    Bouleversant

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